05/03/2010

UNE ARCHEOLOGIE DE L’INTIME

















La main serre à pleine poignée le percuteur. Peu à peu, sous les coups, l’outil émerge du silex, un biface. Cette même main viendra plus tard déposer son empreinte sur les parois d’une caverne.
Que reste-t-il de ces hommes, de ces gestes primordiaux ? Des outils, des ossements, des peintures…
Keren Benbenisty s’approprie et revisite ces traces du passé


A quels besoins, à quels désirs profondément enfouis de l’homme répondent les premiers balbutiements de l’art datés par les archéologues à l’époque du paléolithique. A cet art naissant sont attribués des fonctions religieuses, magiques ou encore chamaniques, mais aussi de plaisir esthétique… Les interprétations restent ouvertes, sans réponses définitives…
Pourquoi alors ne pas envisager, de manière peut-être fantaisiste au regard de la science, ces peintures, dessins ou sculptures comme l’une des premières affirmations de l’homme face à son environnement et comme des prémisses à son autonomie.
Ne pourrait-on interpréter ainsi cette main appliquée, silhouettée, à la lueur d’une flammèche, par une femme ou un homme, dont on ne sait plus rien aujourd’hui. Une main qui vient nous rappeler à son existence des millénaires plus tard, du fond de cette grotte, dans toute sa fragile et précaire humilité…







De même, Keren Benbenisty appose des traces… Par l’imposition de ses doigts, plus précisèment de ses empreintes digitales…
De cette application répétée sur la surface blanche, émergent des formes. Crânes, os, visages surgissent sous l’empreinte des doigts inlassablement posée sur le papier. Keren Benbenisty devient dépositaire de ce passé si lointain, en consigne ses déclinaisons testamentaires par cet acte.
Elle renoue aussi avec l’économie de moyens qui prévalait au paléolithique.
En guise de pigments, de l’encre : matériau privilégié chez Keren Benbenisty.
Elle l’utilise aussi comme une matière fluide dans des vidéos antécédentes comme « Love will tears us apart » ou encore « Blue tree ».
L’usage de l’encre comme matière nous ramène aussi à notre contemporain, héritier d’une longue civilisation construite sur l’écrit…
La vidéo, médium froid, « high tech » vient faire contrepoint à ces surfaces encrées manuellement, traitées en estompes, mais ne s’y oppose pas. La texture pixelisée de l’image vidéo répond aux images construites par la multiplication des empreintes qui agissent eux aussi comme autant de pixels…
Elle lui échoit, en quelque sorte, le rôle d’éclairer cette galerie de crânes, d’os, de bifaces comme le foyer précaire favorisa le tracé des premières peintures rupestres.


« Skull » Keren Benbenisty


Le travail de Keren Benbenisty ne se contente pas d’être une évocation, un jeu formel sur l’archéologie qu’elle dé-fossilise, qu’elle dé-senfouit de ce passé lointain.

Cette suite de crânes, de figures, dessinés de face et de profil, évoque en premier lieu les musées où sont conservées les reliques de la préhistoire… Evoque bien sûr l’histoire de l’art, la tradition des « vanités », du portrait.




« Vénus de Willendorf »


Certes, dans toute cette galerie, l’on pense évidemment à Holbein, à Goya, mais une proximité plus souterraine, plus subtile avec Yves Klein vient se glisser dans cette suite, notamment les «Anthropomorphies » qui se réfèrent aux déesses-mères. Chez Keren Benbenisty, l’empreinte se minimalise et n’embrasse pas la totalité du corps, elle pointe juste le bout de son doigt.
Keren Benbenisty se rattache par là aux artistes du « corps »

Son travail nous engage aussi sur le chemin de l’anthropométrie policière, qui par ses séries de visages, ses empreintes de doigts classe, répertorie, cerne ce qui concerne l’identité d’une personne.
Ces empreintes démultipliées, mantras cantillées à l’infini, par Keren Benbenisty renvoient à cette notion d’identité. Rien de plus personnel en effet que l’empreinte digitale d’un individu. Cette répétition agit comme autant de signatures, d’affirmation de soi … Keren Benbenisty, par cet acte d’apposition nous livre et partage une part de son intime, de son corps… Qu’elle inscrit dans le temps… Encre indélébile…


Mais que peut un corps seul ? Sans le surgissement du deux qu’est-il envisageable ?
Le travail de Keren Benbenisty porte sur cette interrogation, porte sur l’idée de dualité.
Le biface possède en lui ces qualités de dualité, cette unité du double en un… Deux faces qui comme un visage gardera une impossible symétrie.
Et cette idée du double parfait semble vouée à l’échec…



« Biface » Keren Benbenisty


La vidéo « Peace Attack » vient nous le rappeler. Devant un arrière plan plongé dans l’obscurité, deux allumettes posées en équilibre sur le bord d’un verre se consument par les deux bouts. Les deux flammes s’approchent peu à peu l’une de l’autre, progressent en « jump cut » ponctués par la bande-son … Jeu d’enfant où chacun avance en mettant un pied devant l’autre ou plutôt duel, combat délimité par la circonfèrence du verre. L’une des allumettes tombera dans le fond du verre entrainant l’autre dans sa chute…
Duel, jeu, mais aussi étreinte, accouplement, les deux allumettes s’enlacent, s’embrasent, brûlent de leurs passions et se vouent à leur perte…
L’incandescence fusionnelle choît en de maigres volutes de fumées…
Dans « Favorite nightmare » , une fusion tout aussi impossible entre deux sources de lumières. L’une est électrique, l’autre provient de la flamme d’une bougie… L’arrière-plan de même est sombre, indistinct. Le filament se mêle à la flamme : elles semblent en communion parfaite. Mais cette union est vite interrrompue par l’hétérogénéité de leur nature, la flamme vascille et se consume lentement. L’ampoule s’allume, s’éteint de façon brusque… Si proches et si lointaines…

Le biface semble le seul alors à pouvoir porter en lui cet état idéal de la communion de part sa nature intrinsèquement double : les conflits en lui se résolvent, deux ne fait qu’un. Mais sa nature et son usage est par lui-même ambivalent : outil, il tranche, il ôte, il soustrait… Il tue.

Un chemin inexorable mène de l’obscurité de la caverne vers la lumière…
Un chemin qui aboutit à cette ambiguë douceur presque vincienne de la mort…Où ne résistent que les crânes et les os… Qui émergent alors dans l’éclatante blancheur de la surface…