04/03/2010

Quelque chose en nous de Tennessee














Avec « Violent days », film sur les passionnés du Rock des origines, Lucile Chaufour nous livre un superbe premier long-métrage qui flirte avec aisance avec les frontières entre fiction et documentaire.


Un Wurlitzer lance « Rock around the clock », des Cadillac aux chromes rutilantes baladent des filles dont les robes s’épanouiront en corolles à chaque pas de danse, ensorcelées par les déhanchements du King… Une jeunesse en quête de mouvement, d’énergie, de bonheur et d’insouciance… Fin des années cinquante, le mythe américain est à son apogée… Marylin rivalise avec Jane Mansfield… Tout semble être figé dans une éternelle insouciance… « Happy days » enroba cette époque dans le rêve sucré d’une Amérique qui n’a jamais existé… Car le « rock » fut d’abord une révolte…







Changement d’époque, changement de lieux : le Wurlitzer n’est plus qu’un lointain écho, les années 2000, un appartement de banlieue parisienne, trois garçons et une fille aux cheveux peroxydés sont à la veille d’un concert de rock au Havre. Les cadavres de canettes de bières s’empilent sur la table de la cuisine. L’envers du décor… Nous sommes loin des jours heureux et pourtant « Violent days » nous parle de ce fantasme d’une Amérique idyllique… De ce monde mythique pulsé par une musique qui allait très vite se répandre et posséder une jeunesse avide de sensations fortes de chaque côté de l’Atlantique…. D’abord le rock n’roll donc, pas n’importe lequel : celui des origines que jouait le King avant son service militaire en Allemagne, celui de Gene Vincent, d’Eddie Cochran, un rock rebelle, sexué… Un rock qu’écoutent encore exclusivement une poignée de fans appelés : Rockers, Teddy boys, Rockab’s, Black panthers… Identification vestimentaire, recherche d’objets « Vintage », vieilles « américaines » qui déboulent entre deux HLM. Une poignée de fans donc, certains n’étaient pas encore nés alors que nombres de leurs idoles se taisaient à jamais, se rejouent le film d’une époque révolue… « Mon père s’appelait Cochran, il est mort le jour où je suis né » chantait Starshooter.






Qui sont-ils donc ? Pourquoi cette nostalgie ? Dans son film, Lucille Chaufour tente d’apporter des réponses ; la plupart sont des petits prolos blancs, ouvriers, chômeurs, peu sont épargnés par le monde qui les entourent : c’est l’usine pour les plus chanceux. Alors ils se réfugient dans un « Ailleurs » fantasmé… Mais « Violent days » ne se résume pas à rendre compte de ces quelques nostalgiques, la grande force du film de Lucile Chaufour est de dépasser ce simple portrait de groupe et de venir nous rappeler à nos propres désirs d’ailleurs et d’autres mondes… Ces « rockers » et leur passion d’un autre monde que nous montre Lucile Chaufour deviennent le miroir de nos propres frustrations et incapacité parfois d’échapper à notre condition, à nos solitudes... « Violent days » est un film sur l’enfermement. Enfermement qui s’incarne dans le personnage de cette fille aux cheveux peroxydés, d’une sublime beauté : Serena, personnage central qui ouvre et ferme le film dans deux très belles séquences. En suivant ses personnages dans leur périple jusqu’au Havre, Lucile Chaufour inscrit son film dans la lignée des « Road-movies » : l’errance, l’échappée, la voiture comme décor, le mouvement donc mais aussi le huis-clos, la pesanteur…







Evidemment « Violent days » entretient d’étroites parentés avec « Stranger than Paradise » de Jim Jarmuch, personnages quasi-similaires : Eva et Serena, toutes deux étrangères, certaines séquences comme celle où les quatre personnages se retrouvent sur la plage au Havre qui renvoie à celle des grands lacs sous le brouillard dans « Stranger than paradise », les deux personnages féminins finiront par prendre la tangente et abandonneront leurs compagnons alors qu’Eva retournera en Europe ici, Serena se fondra dans l’océan … Mais Lucile Chaufour relit le film de Jarmuch de façon originale et intelligente, d’ailleurs elle multiple les références, « La Notte », « Stromboli », « Misfits »… Serena à l’égale d’une Monica Vitti « Rock n’roll »…








Cette fiction ne cesse d’être interrompue par des séries d’interviews de rockers. La plupart de ces interviews sont frontaux et en opposition avec le mouvement de la fiction. Cette construction provoque un jeu subtil entre action fictionnelle et « réel », un jeu dialectique et de contrepoint s’instaure alors entre les deux types d’images : qui illustre quoi ? Qui discoure sur quoi ? La fiction illustre t’elle ? Les interviews commentent-ils ? Ce dispositif provoque une suspension et l’on se laisse prendre à ce jeu entre « vrai » et « faux » au point de l’indistinction. Ce jeu dialectique prend aussi sa force dans le choix de la photographie, un noir et blanc désaturé : choix esthétique pour un certain cinéma, mais aussi cette impression étrange qu’une photo noir et blanc ferait plus « réel ». Cette stylisation est loin d’être vaine. Si cette stylisation interroge sur nos rapports entre « réel » et « fiction », elle replace aussi les enjeux des protagonistes du film qui font de leurs vies une fiction en quelque sorte. Les cadres frontaux des interviews font écho au huis-clos de la voiture. Les témoignages des interviewés vont aussi dans ce sens : enfermement social, familial (prolos pour la plupart), enfermement du groupe, des copains, enfermements dans des chimères et un monde qui n’existe pas… L’une des séquences les plus terrible et parlante est celle où un Rocker, dans une usine, dirige un bras robot et met des pièces à emboutir dans un moule. Il y a ce contraste entre ce rocker d’un autre âge, dont le look porte toute l’élégance surannée de son désespoir, et cette technologie high-tech, cette image du moule et qui emboutit et formate… Quand est-il des filles ? Objets de drague, bibelots, objet du désir, poupées que l’on sort d’abord puis qu’on laisse à la maison et qui n’ont que peu ou pas du tout la parole…










Serena est l’image emblématique de ces filles qui vivent dans ce monde où leurs rêves de petites filles est de trouver le Prince charmant. Mais ces filles se heurtent bien vite à un milieu d’hommes où le machisme l’emporte mais aussi la frustration et la violence : baston, bière, vivre vite… Il y a maldonne et incompréhension entre les hommes et les femmes … Les séquences de concert illustrent superbement ce mélange d’énergie tripale dégagée par la musique, ce monde de défonce et de violence viscérale où les femmes s’effacent peu à peu… Ce monde finalement réservé aux hommes où les femmes ne trouvent plus leurs places ou si peu… La séquence finale sera une libération, plus de cadres circonscrits, juste le corps de Serena qui flotte dans l’infini de l’océan… Serena serait alors cette Ophélia dont le corps joindrait en lui les deux continents, l’Amérique et l’ Europe, qui incarnerait enfin cette liberté que tous attendent… Y aurait-il donc toujours quelque chose en nous de Tennessee ?